BHV–Shein : les angles morts d’une communication de crise
L’affaire BHV–Shein illustre comment un angle mort — ici les 5 % non contrôlés — peut fragiliser une stratégie. Entre anticipation partielle, prises de parole peu ajustées et récit laissé vacant, ce dossier éclaire les fondamentaux de la communication de crise.

Par Laurent Vibert, expert en communication de crise et dirigeant de Nitidis - Mediatraining.info
L’arrivée de Shein au BHV Marais, en plein cœur de Paris, aurait pu rester une opération commerciale de plus. Elle est devenue un cas d’école. En quelques jours, l’ouverture d’un espace temporaire de la marque chinoise d’ultra fast fashion a cristallisé plusieurs lignes de tension : éthique, sociale, réglementaire, politique, symbolique.
L’affaire ne naît pas seulement de l’implantation d’une marque controversée dans un grand magasin historique. Elle se déclenche surtout lorsque la presse révèle que des poupées à caractère pédopornographique – et d’autres produits illicites – ont été proposées sur la marketplace de Shein. La DGCCRF signale ces contenus à la justice ; le gouvernement français menace de suspendre l’accès au site ; Shein désactive sa marketplace en France et retire certains produits, notamment les sex dolls mimant des enfants. Le Monde.fr
À ce moment précis, la question n’est plus “Faut-il accueillir Shein au BHV ?”, mais “Comment une telle situation a-t-elle pu se produire, et comment ceux qui y sont associés en répondent-ils publiquement ?”.
C’est là que la communication de crise entre en scène – et que ses limites apparaissent.
Un déclencheur qui n’aurait pas dû surprendre
La polémique autour de Shein ne date pas de l’ouverture du corner du BHV. La marque est déjà sous le feu des critiques : conditions de production, impact environnemental, modèle économique fondé sur des volumes massifs de produits à bas coût, enquêtes sur des pratiques jugées peu compatibles avec les ambitions climatiques européennes. À cela s’ajoute un débat législatif sur la “loi anti fast fashion”, visant à encadrer ce type d’acteurs. Parlons Planète
Dans ce contexte, l’apparition de produits aussi sensibles que des poupées à caractère pédopornographique sur la marketplace aurait dû être envisagée comme un scénario de crise possible, sinon probable. Les autorités françaises, via la DGCCRF, documentent la présence de ces produits et annoncent des mesures coercitives ; des agences internationales rapportent la pression exercée sur Shein, sommée de retirer ces contenus et de renforcer ses filtres. Reuters
Autrement dit : le risque n’était ni abstrait, ni théorique. Il était inscrit dans la nature même du modèle marketplace, combiné à une marque déjà très exposée.
Une armada de communicants & de conseils qui ne changent pas la nature de la crise
C’est dans ce décor que s’active la “place parisienne de la com’ et du lobbying”. La Lettre détaille le dispositif : Shein s’est entourée, depuis deux ans, de grandes agences d’influence et de lobbying, de cabinets d’avocats d’affaires, de spécialistes des affaires publiques, en France et à Bruxelles. La Lettre
Havas conçoit une campagne “La mode est un droit, pas un privilège”, portée en affichage et relayée par les médias, présentée comme une défense du pouvoir d’achat ; cette campagne sera ultérieurement critiquée, y compris par le Jury de déontologie publicitaire, pour le message qu’elle véhicule dans un contexte de fast fashion et d’enjeux sociaux majeurs. Novethic
À Paris, Shein s’entoure d’agences comme Image 7, Plead, Kekst CNC (Publicis), Forward Global, et de cabinets comme August Debouzy pour préparer les auditions parlementaires, calibrer les éléments de langage, organiser des rencontres avec des décideurs, des fédérations professionnelles et des relais d’opinion. La Lettre
Sur le papier, tout semble en place :
– des avocats rompus aux auditions sous tension,
– des agences parisiennes habituées aux “tempêtes médiatiques”,
– des relais institutionnels aguerris,
– des messages testés, des entraînements en commission, des “média training” orientés questions-réponses.
Mais la crise qui se déclenche n’est pas seulement une crise de conformité ou de réglementation. C’est une crise éthique, morale, symbolique. Sur ce terrain-là, ni la sophistication des réseaux, ni le volume d’intervenants ne suffisent.
Quand un chiffre destiné à rassurer met en lumière l’angle mort
Invité en plateau, le directeur du BHV explique que “95 %” des produits vendus par Shein seraient contrôlés. L’intention est claire : montrer l’existence d’un dispositif de vérification, donner un ordre de grandeur, rassurer. Mais ce chiffre pose une équation implicite : si 95 % sont contrôlés, 5 % ne le sont pas.
En temps normal, ce type de résiduel peut passer inaperçu. En situation de crise, il devient l’angle mort qui concentre l’attention. Ce que le public entend, ce que les médias retiennent, ce que les opposants amplifient, ce ne sont pas les 95 % conformes mais les 5 % susceptibles de contenir des produits problématiques.
Dans une affaire touchant à la protection des mineurs et à des “champs sacrés” de la société (l’intégrité des enfants, la sécurité, la dignité), le résiduel ne peut pas être traité comme une marge d’erreur acceptable. Il devient le symbole d’un manque de maîtrise, voire d’un défaut d’anticipation.
J’appelle cela une inversion de valeur : l’argument présenté comme rassurant met en lumière ce que l’on aurait dû verrouiller en priorité.
« En crise, ce n’est jamais l’ampleur du problème qui déstabilise les organisations, mais ce qu’elles n’avaient pas vu venir. L’angle mort, même minime, finit toujours par dicter le tempo. »— Laurent Vibert
Sur les plateaux : quand la forme ne porte pas le fond
Les séquences vidéo des prises de parole des dirigeants et représentants – qu’il s’agisse du BHV, de la maison mère, ou de Shein – montrent un registre très institutionnel : ton modéré, débit régulier, gestes limités, regard souvent baissé vers les notes ou figé, visage peu expressif. Rien de choquant en soi. C’est le registre classique des responsables habitués aux formats économiques ou institutionnels.
Mais, dans ce type de crise, la question n’est pas seulement “ce qui est dit”, mais “d’où l’on parle et comment cela est perçu”. Quand il est question de contenus pédopornographiques sur une plateforme, d’armes interdites, de contrôles insuffisants, la société attend autre chose qu’une neutralité technico-juridique : elle attend un signe de gravité, une prise de distance nette, un engagement moral explicite.
Or la forme adoptée – très retenue, parfois presque défensive – ne vient pas amplifier le fond du message. Elle le laisse seul, dans un registre rationnel, alors que le débat s’est déjà déplacé sur un terrain moral et émotionnel. Le risque, dans ce cas, est de créer une impression de décalage : non pas parce que les dirigeants seraient indifférents, mais parce que leur mise en scène ne permet pas de le montrer.
C’est précisément ce que nous travaillons en média training : aligner le fond, la forme, le contexte et les attentes du moment, pour éviter que la parole ne soit en avance, en retard ou hors de phase avec ce que vivent les publics. C’est le cœur des formations proposées par Mediatraining.info, qui ne se limitent pas à “répondre aux questions”, mais à comprendre à quelle attente invisible la réponse doit s’adresser.
Un récit dirigeant absent là où il aurait dû structurer le débat
Une tribune publiée par Stratégies, signée Rosemonde Pierre-Louis (“BHV / Shein : quand l’absence de storytelling dirigeant fait dérailler un récit de marque”), pointe un autre angle : celui de l’absence de récit dirigeant audible. Stratégies
Le texte souligne que, si le président de SGM s’est exprimé dans des médias économiques et dans des espaces de discussion institutionnels, il a peu occupé les lieux où se fabrique aujourd’hui le récit collectif : réseaux sociaux, formats grand public, magazines d’opinion, espaces où l’on ne parle pas uniquement de comptes d’exploitation, mais de valeurs, d’éthique et de sens.
En communication de crise, laisser ces espaces vacants, c’est accepter qu’ils soient occupés par d’autres récits : ceux des militants, des opposants, d’éditorialistes, de consommateurs, parfois de salariés inquiets. Ce ne sont pas nécessairement des récits illégitimes, mais ce sont des récits que l’on ne maîtrise pas.
La question n’est pas “fallait-il parler davantage ?”, mais “fallait-il mettre en scène une parole dirigeante claire, située, capable d’assumer une ligne cohérente dans la durée ?”.
Un navire déjà fragilisé : le BHV avant la crise
Le BHV Marais n’entre pas dans cette séquence en situation de pleine stabilité. Plusieurs articles, notamment dans La Lettre et d’autres titres économiques, évoquent des tensions avec certains fournisseurs, des départs de marques, des inquiétudes sur la viabilité du modèle, des discussions difficiles autour des loyers ou des conditions commerciales, et des alertes sur la situation du magasin avant Noël. La Lettre
Lors d’une visite très récente sur place, j’ai pu constater des plateaux clairsemés, des rayons partiellement vides, des signes visibles de vétusté, jusqu’à cette scène presque symbolique : un vendeur déplaçant une grande poubelle pour la placer sous une fuite d’eau au cinquième étage, lâchant, mi-sérieux, mi-fataliste : « Le navire amiral coule, au sens propre comme au sens figuré. »...
Ce type de témoignage n’a pas valeur de statistique, mais il dit quelque chose de l’ambiance interne. Une crise externe – ici, la polémique Shein – ne fait alors que révéler et amplifier des fragilités préexistantes : relation aux fournisseurs, climat social, vision stratégique, confiance des équipes.
Avec un peu de retard, on parlera peut-être de plan social, de restructurations, d’arbitrages douloureux. La dimension humaine, elle, est déjà là, en creux.
Inputs endogènes et exogènes : ce qu’on n’a pas voulu regarder
Mon ami Patrick Lagadec l’a mis en exergue depuis longtemps : les organisations ne sont pas mises en difficulté par le “chaos” lui-même, mais par leur difficulté à intégrer les signaux multiples – internes et externes – qui s’accumulent avant la crise. Sa réflexion sur la “navigabilité” des organisations en univers chaotique, et sur leurs angles morts, trouve ici une illustration concrète.
Dans le cas BHV–Shein, les inputs exogènes étaient nombreux :
- un climat politique et médiatique très sensible aux sujets de fast fashion,
- un projet de loi structurant sur le secteur,
- des campagnes publicitaires déjà critiquées (“La mode est un droit, pas un privilège”), Novethic
- des enquêtes journalistiques sur les pratiques de Shein,
- une vigilance renforcée des autorités et des ONG sur les contenus illicites.
Les inputs endogènes n’étaient pas moins significatifs :
- un grand magasin en recherche de repositionnement,
- des signaux de fragilisation commerciale,
- des inquiétudes de partenaires historiques,
- un climat social ambigu,
- et, en toile de fond, une interrogation sur ce que signifie, pour une enseigne française, de s’associer à un acteur aussi contesté.
Cela ne signifie pas que l’association était impossible par principe. Mais cela impose un niveau d’anticipation, de préparation et de cohérence particulièrement élevé. C’est précisément ce qui a fait défaut.
Les quatre unités revisitées : Lieu, Temps, Actions, Acteurs
Pour analyser ce type de séquence, j’utilise une métaphore inspirée du théâtre classique, revisitée par Nitidis à l’aune de la communication de crise : les quatre unités – Lieu, Temps, Actions, Acteurs.
- Le Lieu : la crise ne se joue pas seulement au BHV ou dans les colonnes d’un journal. Elle se joue dans des commissions parlementaires, sur des plateaux de télévision, dans les fils X et Instagram, dans les boucles WhatsApp des salariés, dans les réunions de fournisseurs. Chaque lieu impose ses codes, ses contraintes, son énergie propre.
- Le Temps : une crise n’avance pas au rythme d’un plan média. Elle connaît des accélérations brutales (révélation d’un produit illicite, déclaration ministérielle, tribune virale), des temps morts, des reprises. L’actualité géopolitique, la saison commerciale, un vote de loi, un contentieux juridique peuvent, en quelques heures, changer la hiérarchie des priorités.
- Les Actions : le retrait des produits, la suspension d’une marketplace, la révision des contrats, la mise à jour des filtres de modération ne sont pas des détails techniques. Ce sont des signaux adressés à la société. Lorsqu’ils concernent des sujets à haute charge symbolique – protection de l’enfance, sécurité, dignité – ils doivent être lisibles, assumés, expliqués.
- Les Acteurs : dirigeants, porte-parole, avocats, responsables publics, salariés, clients, militants, experts. Chacun parle depuis une place différente. Le problème n’est pas qu’il y ait plusieurs voix, mais que ces voix n’aient pas de cohérence d’ensemble, ni de récit commun.
Dans une situation comme celle de BHV–Shein, les éléments de langage écrits plusieurs jours ou semaines auparavant auraient dû être relus à l’aune de ces quatre unités, réajustés à la réalité nouvelle, puis travaillés en profondeur lors de séances de préparation, y compris sur le non-verbal. C’est ce que nous faisons, chez Nitidis et Mediatraining.info, lorsqu’il s’agit de préparer des dirigeants à des auditions sensibles, des interviews sous tension ou des conférences de presse à fort enjeu.
Quand la mode, la morale et la parole publique se percutent
La campagne “La mode est un droit, pas un privilège”, pointée par plusieurs médias et par le Jury de déontologie publicitaire, illustre une difficulté centrale : vouloir plaider la cause du pouvoir d’achat dans un contexte où la question principale porte sur l’éthique de production, la soutenabilité du modèle, la protection des personnes vulnérables. Novethic
On ne répond pas à une crise morale par un slogan d’accessibilité. On ne répond pas à des inquiétudes sur la sécurité des mineurs par un discours sur la démocratisation de la mode. On ne répond pas à un soupçon d’aveuglement par un argument sur la seule conformité.
En communication de crise, le registre doit être ajusté à la nature de l’atteinte perçue. Quand la crise touche à ce que j’appelle les "champs sacrés" – l’intégrité physique, les enfants, la confiance, la sécurité, parfois la mémoire –, toute dissonance est scrutée. C’est là que la préparation en amont, la maîtrise du fond, la conscience des enjeux, le travail sur la forme de la parole prennent tout leur sens.
Ce que les dirigeants peuvent retenir de cette séquence
Cette affaire ne se résume pas à un “raté de communication”. Elle concentre plusieurs enseignements utiles pour tout dirigeant, toute institution, toute marque :
- Ce qui est présenté comme marginal (les 5 %) peut devenir central si la crise est morale.
- L’abondance de conseils, d’agences, de dispositifs ne remplace pas la clarté d’une ligne.
- Un récit dirigeant absent ou sous-exposé laisse le champ libre à d’autres récits. Stratégies
- La neutralité non-verbale peut être interprétée comme de la distance lorsque la société attend de la gravité et de l’empathie.
- Les fragilités internes (économiques, sociales, opérationnelles) amplifient l’impact des crises externes. La Lettre
- Les inputs endogènes et exogènes doivent être intégrés en continu, pas seulement au moment où la crise éclate.
- Les éléments de langage ne sont jamais figés : ils doivent être relus à la lumière des quatre unités – Lieu, Temps, Actions, Acteurs.
Comme je le rappelle souvent en formation :
En crise, on ne répond pas seulement à une question.
On répond à une attente, dans un moment précis, devant des publics précis, dans des lieux précis.
Et maintenant ?
L’affaire BHV–Shein continuera sans doute d’alimenter des débats juridiques, politiques et économiques. Mais, pour les dirigeants et les communicants, elle peut déjà servir de support de travail : comment aurions-nous réagi ? Quels angles morts aurions-nous pu avoir ? Quel aurait été notre récit ? Qui aurait parlé, où, quand et comment ?
C’est ce travail-là que nous menons, chez Nitidis, avec nos clients publics et privés :
– identification des scénarios,
– préparation des dispositifs de crise,
– entraînement aux prises de parole sensibles (avec Mediatraining.info),
– travail sur le récit dirigeant,
– accompagnement dans la durée.
Si vous souhaitez analyser votre propre dispositif de communication de crise, préparer des dirigeants à des auditions ou à des interviews sous tension, ou simplement confronter vos pratiques à ce type de cas, vous pouvez contacter Nitidis ou me joindre directement sur LinkedIn.
La crise BHV–Shein le rappelle : ce que l’on croit marginal peut, en quelques heures, devenir le cœur de l’affaire. La question n’est pas de savoir si l’on communique, mais comment, quand, et avec quel niveau de lucidité sur ses angles morts.
